saltamontes

Moi aussi je me suis reconverti en professeur. Depuis fin juillet, j’enseigne tout ce que je sais à Lupito, un petit félin de l’année. Quand Lupito monte dans les pots de fleurs, je l’en fais descendre. Quand Lupito met ses pattes dans la gamelle d’eau, je l’emmène plus loin et lui fais les gros yeux. Quand Lupito me saute dessus, je lui fais une prise de judo que même Gévrise Emane et Teddy Rinner m’envient. Je le plaque au sol et re-les-gros-yeux. Une fois, deux fois, dix fois, trente fois. A la fin de la matinée déjà je suis fatigué de le voir sauter partout. Alors je me cache, Lupito me cherche. Il ne me trouve pas ; il décide de poursuivre sa folle journée en collant Lison. Comme quoi, je suis vraiment son modèle.

Quand mes maîtres sont partis en vadrouille, ils m’ont laissé chez Lucie et Oscar.... et Lupito. Comme je m’en suis bien occupé, une semaine plus tard c’est Lupito qui est venu vivre chez nous. Et je ne sais pas quand il repart ! Maintenant qu’il laisse dormir les deux humains qui me servent de peluches, je me demande s’ils vont vouloir s’en débarrasser. Il est tellement mignon quand il dort. Même moi je craque et lui fais un peu sa toilette. Pour qu’il sente bon ; pour qu’il sente Moi.
Mais vous avez vu, il gratte le canapé ! Il détruit vos épingles à linge ! Il a troué votre drap à force de le mâchouiller ! Je me pose innocemment devant chaque bêtise de la sauterelle, les yeux écarquillés en direction du méfait, et j’attends que mes maîtres réagissent.

Je suis sûr que j’ai des cernes sous les poils de sous les yeux, tant ce fou-Pito parvient à me casser ce que je n’ai plus. Il court sans raison, parfois pendant des heures. Et il s’agite tellement autour de la machine à coudre ou du robot de cuisine, que je passe pour un ange, moi qui ne touche qu’avec les yeux.
Lison commence à préparer des cours d’œnologie ; peut-être une stratégie pour le ralentir ?
Sinon, on devra se droguer pour supporter. Je ne pourrais jamais me faire au mate de coca régulier de Lison, et les bonbons à la coca sont parait-il désagréables : une anesthésie à la pelouse. Vous imaginez un dentiste fan de la Chartreuse ? Alors si ça continue comme ça, moi, j’ouvre le Bol d’air de Noémie et Julien !

Mais on ne peut pas vraiment lui en vouloir : ce petit loco est un petit local. Ici, c’est la loi du plus fort. Personne ne laisse personne dormir sur ses deux oreilles.
Les administrations, les entreprises ou les particuliers ne sont pas là pour vous faire plaisir. Et on vous coupe l’électricité pendant vos vacances pour impayés, alors que « ah ben oui tiens, vous aviez payé ». On ne peut compter que sur les proches, la famille normalement, et pour nous les amis donc. Le plus difficile, c’est que ces péripéties sont l’occasion de se rendre compte qu’on ment aux Paceños.
Tous les mois, celui de mes deux bipèdes chargé de payer les factures doit se rendre dans une banque spéciale. Pour le gaz (4€) et l’électricité (15€), il faut faire la queue, en laissant passer devant tout le monde tous les individus qui se sentent plus vieux, plus enceintes, plus fatigués, ou juste autorisés à ce genre de petits privilèges quotidiens par leur origine. Qui oserait faire une remarque à un ostentatoire représentant de la multinationalité de notre beau pays ?! Plusieurs fois, Lison avait vu des gens mis à la porte de la banque par les gardes. (Il y en a partout. Il faut bien montrer qu’on en a.) En effet, ces clients trop lents, pour cause d’illettrisme, de vieillesse ou de handicap (et parfois plusieurs de ces tares à la fois, vous imaginez !?), ralentissaient trop le rythme d’encaissement. On leur disait qu’il était impossible de payer ses factures avec du retard. Qu’il fallait se rendre au siège du distributeur d’énergie. Et ma franchouillarde de maîtresse le croyait....
Mais quand nos amis sont allés régler nos pseudo-factures-impayées, ils se sont rendus à leur banque ordinaire. Parce que quand on possède l’information et la confiance en soi, ce n’est pas la technique qui va vous empêcher de le faire. Il suffit en fait au guichetier d’effectuer quelques petites manœuvres supplémentaires.
Alors voilà, un petit chat comme moi, qui a grandi dans le pays des services publics et de la sécurité sociale, ça le rend un peu triste, forcément.

Donc j’ai décidé de faire fi de nos différences culturelles, et je me dis qu’on a quand même passé de bons moments avec mini-boule-de-poils. J’ai fêté mes 5 ans chez lui et nous étions aussi ensemble, chez nous cette fois, quand Lison a fêté ses 24 ans de plus que moi, au milieu de nombreux humains sautillant sur « gas gas gas ». Ils devaient aussi, à ce son, boire un petit rhum dans les verres de cave, presque membres à part entière de notre famille. Puis ils sont passés au récipient de taille supérieure : ananas flambant (et neuf ! puisque faisant partie des cadeaux d’anniversaire).

Cette passion commune explique sûrement le partage de la soirée avec Daniela, née en août comme nous. Mais pour le reste, je n’ai pas trop compris pourquoi les duos avaient été formés ainsi. LupitoTig / DaniLison, ça n’est pas si évident : Dani passe ses journées à gratter du bois et Lupito prend un malin plaisir à piquer dans les assiettes des autres....

saltamontes = sauterelle